Les organisations de l’ESS ont par nature une gouvernance qui se veut démocratique. Pourquoi donc chercher à la transformer ?
Lorsqu’en 2010, l’Université du Nous se crée pour proposer des espaces d’expérimentation visant à développer une gouvernance plus partagée au sein des organisations, les premiers intéressés par la démarche se sont trouvés être des acteurs de l’ESS et des initiatives citoyennes. À cette époque, un mouvement citoyen commence à s’emparer de l'énergie, du foncier et de l’alimentation en créant de nouvelles coopératives (Enercoop, Terres de Lien, La Louve, etc.). Pour ces organisations, l’intérêt pour les sujets de gouvernance démocratique s’explique souvent dans la recherche de cohérence entre les buts poursuivis et leur modalité de mise en oeuvre, au-delà même de leur sensibilité historique à ce sujet du fait de leurs statuts.
Nous ne pouvons toutefois affirmer que les acteurs de l’ESS seraient plus innovants en matière de qualité démocratique. Vers 2015, le sujet de la transition des organisations a pris de l’ampleur, avec quelques publications phares (Laloux, Getz, etc.), le succès du documentaire Le Bonheur au travail et un ancrage médiatique plus fort. On prend conscience que si l’on ne change pas nos organisations, on continuera probablement à se heurter aux mêmes limites au regard des enjeux de transition et de bien-être au travail. À ce moment-là, des organisations fondées par la génération Y développent des modalités de gouvernance très innovantes, alors même qu’elles ne relèvent pas forcément de l’ESS. De même, comment ne pas citer des organisations hors champ de l’ESS telles que Décathlon, Michelin ou encore Chronoflex dès lors que l’on parle d’innovation organisationnelle et managériale ? Aujourd’hui, la recherche de qualité démocratique irrigue aussi les collectivités locales et les collectifs citoyens qui participent à la transition. Il s’agit donc une question qui dépasse le champ de l’ESS, tout en s’intégrant dans le même socle de valeurs.
Très souvent, l’enjeu de la qualité démocratique ne se trouve pas tant dans la question de la révision statutaire que dans la capacité à faire ensemble, à intégrer les parties prenantes dans la gouvernance et à changer la manière de manager les salariés.
Cette capacité à faire ensemble est devenue un enjeu essentiel. Ce qui fait l’efficacité des organisations pyramidales - c’est-à-dire la capacité à produire mieux demain ce qu’on produit déjà grâce à des logiques de prédictions fondée sur l’expertise, des économies d’échelle et des mécanismes d’optimisation - est aujourd’hui mis à mal. On l’a bien vu avec la crise sanitaire en 2020 : les organisations ont dû faire face à des changements jamais vus jusque-là. Les structures en silo sont incapables d’aborder ces évolutions rapides qui appellent à s’organiser différemment et à se réinventer sans cesse pour embrasser la complexité et le caractère imprévisible de la société.
>> Retrouvez le portrait d'Enercoop et l'interview de Terre de liens, sur avise.org
Dans une organisation qui aspire à un fonctionnement démocratique, quelle posture peuvent adopter les dirigeants et les managers ?
Dans une organisation classique, le manager se vit souvent comme le centre de son équipe. Cette position centrale lui donne une grande capacité à agir, à contrôler et donc à garantir la capacité de l’organisation à atteindre ses buts. Cette verticalité est un gage d’efficacité.
Le repositionnement du leadership ne consiste donc pas à laisser le centre vide, avec un manager qui ne participerait plus aux prises de décision et qui se mettrait en retrait. Il s’agit de trouver un juste milieu entre la capacité de garder ses prérogatives traditionnelles de manager – c’est-à-dire garantir l'alignement de l’action avec les buts poursuivis et la raison d’être de l’organisation - tout en distribuant davantage le pouvoir – c’est-à-dire exercer son autorité avec plutôt que sur les autres, en déléguant son autorité. De cette manière, le manager continue à agir, mais dans une réelle relation d’équivalence avec ses collaborateurs.
Le partage du leadership ne revient pas à construire des organisations sans chefs, mais bien à faire en sorte que tout le monde soit chef, avec des rôles et des prérogatives. Dans une organisation où le pouvoir est partagé, la question consiste donc à se demander quelle autorité est légitime pour s’emparer de tel ou tel problème. Chacun est alors amené à faire l’expérience de sa souveraineté individuelle pour juger si, face à ce problème, il décide seul, consulte les autres, co-construit avec eux ou remet la décision au collectif pour l’ancrer plus solidement. C’est à chaque personne d’évaluer s’il est nécessaire de ramener la décision au collectif.
Cet arbitrage entre les différents niveaux de délégation, c’est l’apprentissage le plus délicat dont je peux témoigner. Il génère beaucoup d’inconfort, interroge notre confiance en nous-mêmes et nous fait éprouver les limites de celle que nous sommes en capacité à accorder à l’autre. A cet endroit nous sommes souvent bien loin de la vision romantique que nous associons généralement au terme « coopération ».
Dans les organisations que j’accompagne, je soutiens donc deux mouvements : du côté du dirigeant, l’aider à trouver en lui la confiance nécessaire pour distribuer davantage son autorité dans l’organisation, et du côté de l’équipe, amener chacun prendre de plus en plus de responsabilités, ce qui relève d’un véritable processus d’émancipation. C’est un jeu d’équilibrage.
La gouvernance partagée consiste ainsi moins à prendre toutes les décisions ensemble qu'à distribuer l’autorité. Comment rompre avec les idées reçues ?
Oui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, mon métier consiste beaucoup plus à accompagner des organisations qui ont fait le choix de l’horizontalité vers plus de verticalité que l’inverse !
L’horizontalité, qui s’illustre à travers des relations d’équivalence, un fonctionnement en cercle ou encore une équité dans temps de parole, constitue un levier d’engagement, de responsabilité, de confiance et d’épanouissement pour les membres de l’organisation. Elle est souvent une réponse organisationnelle pour sortir d’une verticalité infantilisante, avec son lot de mécanismes de contrôles et de reporting.
Mais le tout horizontal ne marche pas plus que le tout vertical ! Enlever la hiérarchie ne résout en rien la question du pouvoir et ne permet pas nécessairement de mieux collaborer. Si l’on fait disparaître les chaînes de commandement sans les remplacer par d’autres cadres qui favoriseront la coopération, alors on introduit du flou dans l’organisation : dès lors, on ne sait plus qui fait quoi, qui décide de quoi. L’organisation manque alors de repères et on passe beaucoup de temps à se demander comment on organise les problèmes avant de les résoudre. A terme, le climat social et l’efficacité de l’organisation risquent de se dégrader. Tout l’enjeu consiste donc à trouver le bon équilibre entre horizontalité et verticalité.
Toute notre vie, nous avons été préparés à intégrer une organisation pyramidale. Apprendre à collaborer et à partager le pouvoir tout en gardant le degré de verticalité qui permet une certaine efficacité nécessite du temps et des ressources.
Quels sont les principaux écueils des organisations qui souhaitent aller vers plus de démocratie interne ?
Très souvent, on aborde la question de la qualité démocratique en n’ayant pas conscience que plus de pouvoir signifie aussi plus de responsabilités. On veut être plus informé, donner son avis, savoir qui décide de quoi… mais cela ne s’accompagne que rarement d’une réelle revendication de responsabilités. Or, partager le pouvoir signifie davantage “associer à la responsabilité de la décision” qu’“associer à la décision”.
Certes, il est satisfaisant de pouvoir être entendu en tant que collaborateur, mais cela n’a de sens que si c’est utile pour l'organisation et si l’on accepte d’assumer le poids de la responsabilité qui est associé au pouvoir. Partager la responsabilité d’une décision permet de lui donner un socle de légitimité plus large pour en améliorer la mise en oeuvre.
Qu'est-ce qui a permis aux structures que vous avez accompagnées d'aller si loin en matière de gouvernance démocratique ?
Avant tout, c’est le fruit d’un investissement au long cours de la part des dirigeants et de l’ensemble de l’organisation sur ces sujets. Plus qu’un changement dans l’organigramme, elles ont profondément changé leur culture, à tous les niveaux (communication, management, fonctionnement dans les niveaux hiérarchiques, etc.).
Plutôt que de se précipiter vers un changement d’organisation, elles ont pris le temps de se poser la question du sens : “Pourquoi voulons-nous une gouvernance plus collaborative, plus démocratique ?” “Quelles sont nos valeurs ?”
On peut demander tout et n’importe quoi à une gouvernance démocratique (plus de dialogue avec les parties prenantes, plus d’agilité, plus de transparence, etc.). Expliciter le sens qu’elles souhaitaient donner à leur gouvernance leur a permis de choisir des modalités d’organisation adaptées et de les ajuster lorsque ce fut nécessaire.
Les organisations que vous avez pris en exemples précédemment se sont aussi données le temps de créer des espaces d’expérimentation. Elles ont déployé une gouvernance adaptée à leur situation sur cette base, sans employer de recettes toute prêtes. Enfin, elles ont fait monter en compétences des facilitateurs, véritables « agents de coopération » de la coopération dans l’organisation.
En résumé, je dirais : n’allez pas trop vite, expérimentez pas à pas... et ne perdez jamais de vue la question du sens que vous donnez à la gouvernance ! Si on rate l’étape de conscientisation, celle du « Pourquoi » en rentrant trop vite dans celle du « Comment » alors il est fort probable que l’on crée des résistances au changement et que l'on ne voit pas advenir les changements escomptés.
Article réalisé par l’Avise, en partenariat avec Démocratie Ouverte.